Toute la vérité, rien que la vérité.

Par David Delmi pour bilan.ch

En 2017, afin de sensibiliser leur audimat, CNN avait lancé une vidéo d’une trentaine de secondes dans laquelle une voix-off présentait une simple pomme : «Ceci est une pomme. Certains pourraient être tentés de vous faire croire qu’il s’agit d’une banane. Ils pourraient crier ‘banane, banane, banane’ encore et encore. Ils pourraient écrire « BANANE » en lettres capitales. Vous pourriez même commencer à croire qu’il s’agit d’une banane. Mais ce n’est pas le cas. Ceci est une pomme.»

Crédits: Image par S. Hermann & F. Richter de Pixabay: Le bandeau couvrant les yeux de la déesse romaine de la justice représente l’impartialité et l’objectivité, deux concepts mis à mal ces dernières décennies.

Comme nous l’avons vu dans mon dernier article, la désinformation n’est pas nouvelle. Mais la rapidité de transmission de l’information ainsi que sa propension à se propager massivement sur Internet et au travers des réseaux sociaux le sont. Nous savons donc partiellement pourquoi les Fake News sont plus dangereuses aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. Les réseaux sociaux et Internet sont les outils principaux d’accès à l’information pour une bonne partie de la population. Et la propagation d’une information, vraie ou fausse, est démultipliée par la formidable caisse de résonance qu’est Internet. Une rumeur sur la supposée vie cachée d’un ministre ne se propage plus via un simple bouche-à-oreille régional sur plusieurs semaines comme à la Renaissance, mais en quelques heures sur l’ensemble de la toile.

Mais le blâme ne peut en aucun cas se porter uniquement sur la technologie. Il est donc ici nécessaire de converser sur un sujet sensible. Car derrière le concept nébuleux des Fake News réside une créature encore plus indicible: la vérité. 

Le déclin de l’objectivité 

«La Vérité est engouffrée dans des profonds abîmes où la vue humaine ne peut pénétrer». Montaigne

Il n’est pas ici question de s’essayer à débattre de la définition métaphysique de la vérité. L’ensemble des pages des trente années de publication de Bilan ne suffirait sans doute pas à couvrir ce sujet sans manquer de respect aux centaines de philosophes qui s’y sont essayés. Non, il est ici question de comprendre pourquoi notre rapport aux faits, maître mot de l’objectivité, perd de sa superbe. Comme l’avance Bruno Patino, doyen de l’école de journalisme de Science Po, dans son ouvrage La civilisation du poisson rouge : Les fausses nouvelles (infox) ne sont finalement qu’une manifestation infime des récits numériques qui ne se préoccupent d’aucune exactitude.

Michiko Kakutani, critique littéraire au New York Times, et récipiendaire d’un Prix Pulitzer, commence son essai The Death of Truth par une citation plus que jamais d’actualité. Il s’agit d’un extrait d’Hannah Arendt emprunté dans Les origines du totalitarisme : Le sujet idéal du totalitarisme, ce n’est pas le nazi convaincu ou le communiste convaincu ; ce sont plutôt les gens pour lesquels la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) n’existe plus.

Hannah Arendt allait même jusqu’à différencier deux types de vérité : la vérité scientifique, solide, quasi-infalsifiable, que l’on peut démontrer et prouver par l’expérience, le savoir, les connaissances et la vérité de fait, plus fragile qui est issue des témoignages autour d’un évènement, d’un fait. 

Si les Fake News sont autant d’actualité, c’est aussi parce que la vérité, ou plutôt l’objectivité, est mal en point. Déjà dans les années septante, le sociologue et historien américain Christopher Lasch décrivait une ère de la culture du narcissisme. Il en trouvait la cause dans l’instabilité de la société. Selon lui, le narcissisme prend forme comme une réaction défensive. Puis les réseaux sociaux et les likes sont apparus.

Pour Michiko Kakutani, nous sommes témoins d’un certain déclin de la raison provoqué par l’avènement de la subjectivité et le déficit de l’attention. L’écrivain américain David Foster Wallace enfonce le clou au milieu des années 2000 en pointant du doigt la prolifération des supports d’information : presse papier, télévision, radio, Internet, réseaux sociaux. Cet accroissement crée une sorte de kaléidoscope d’options d’information.

Vous n’aimez pas ce journal et sa ligne éditoriale ? Aucun souci, en voici un autre. L’avis de cet expert sur ce groupe Facebook remet en cause une de vos croyances ? Aucun problème, voici un autre groupe qui ne vous contredira pas. Le relativisme vis-à-vis de l’information est l’épée de Damoclès qui érode petit à petit le concept même de vérité (ou de «fait»).

Ce que l’ancienne Prix Pulitzer décrit dans son livre est une chaîne sociologique très étayée décrivant le déclin même de la raison. L’objectivité est phagocytée par la subjectivité, ce qui délivre de l’obligation d’avoir factuellement raison. Il me suffit uniquement d’être intéressé par un avis, une information, un article pour lui porter crédit, pour qu’il devienne «vrai». La vérité se fragmente, perd de sa substance, de son universalisme. Les sentiments prennent l’ascendant sur les faits, les opinions sur les connaissances. 

Au delà des Fake News

Un dernier coup de scalpel vient sectionner le dernier tendon qui maintient ensemble la vérité, les faits et l’objectivité. Un coup précis qui prend la forme sentencieuse d’une phrase: tous les avis se valent. Nous pourrions débattre en détails de ce propos dans un papier ultérieur en abordant les concepts mis en avant par les sceptiques et pyrrhoniens grecs de l’antiquité. Mais en résumé, la morale et la science déterminent la valeur des opinions. Morale et science ne sont pas des opinions mais des certitudes, quoique l’on puisse là aussi en discuter pour la première.

L’avis de mon voisin banquier au 13B sur la chirurgie orthopédique ne vaut pas celui d’un grand chirurgien exerçant depuis trente ans. Mon avis sur la généalogie des grands rois de France ne vaut pas celui d’un historien. Tout le monde s’entend parfaitement sur ce propos, et pourtant les voix s’élèvent lorsqu’un audacieux se risque à réfuter cette sacro-sainte loi «tous les avis se valent». Ce malaise tient sans doute d’une confusion entre liberté d’expression, égalité des chances et égalité des opinions.

Le penseur et écrivain mondialement célèbre Yuval Noah Harari illustre parfaitement notre changement de relation avec le concept de vérité dans son dernier livre 21 leçons pour le XXIe siècle : Pensez simplement à la façon dont, en l’espace de deux petites décennies, des milliards de gens en sont venus à se fier à l’algorithme de recherche de Google dans l’une des tâches les plus importantes : rechercher des informations pertinentes et dignes de foi. Nous ne cherchons plus, nous googlisons. Et plus nous nous en remettons aux réponses de Google, plus notre capacité de chercher des informations par nous-mêmes diminue. D’ores et déjà, la «vérité» se définit par les premiers résultats de la recherche sur Google.

On voit bien ici que le problème des Fake News est complexe, ayant des ramifications dans la technologie même avec les algorithmes des réseaux sociaux, le manque de neutralité du web ainsi que la puissance virale d’internet, ou dans la sociologie moderne avec l’ascendance de la subjectivité sur l’objectivité. C’est notre approche même de la vérité qui est impactée.

Cependant, les Fake News et la désinformation ne sont que les conséquences les plus visibles de ce déclin de l’objectivité dont les technologies ne sont que les catalyseurs. Le véritable danger n’est pas la Fake News, mais sa vitesse de propagation ainsi que la crédibilité et la place qu’elle peut prendre dans un système d’information. Et derrière ces deux menaces nous avons un point commun : les Filter Bubbles (bulles de filtres) qui feront l’objet de l’article de la semaine prochaine.

Dans ces méandres digitaux où les faits perdent de leur substance, où la vraisemblance remplace la vérité, on s’en remettrait presque à la locution latine Veritas temporis filia est. La vérité se manifeste avec le temps. Mais le temps est un luxe presque désuet dans le monde des réseaux sociaux.